Histoire de l'Art 4 eme année

Histoire de l'Art 4 eme année
N.Victor-Retali Casino 2008 (de la série "Désapparences")

lundi 20 septembre 2010

XX & XXI°S CHAPITRE 52 LA PEINTURE CONTEMPORAINE (2)

CHAPITRE 52 LA PEINTURE CONTEMPORAINE (2)
Jacques ROUVEYROL


INTRODUCTION

Le chapitre précédent nous a montré ce qui pourrait être une caractéristique de la peinture contemporaine : l'adéquation de la forme avec le contenu, la première étant dictée par le second, ce qui, depuis l'art abstrait (depuis Manet, en somme) et surtout depuis son aboutissement dans le formalisme du conceptualisme et du minimalisme, ce qui ne pouvait pas (plus) avoir cours.
On tente dans ce second chapitre de mettre au jour un thème sinon commun du moins assez récurent pour être significatif. Il apparaît que le thème de la mémoire répond en gros à cette exigence. Et pas seulement dans la peinture. Qu’on regarde par exemple Boltanski : depuis ses Inventaires jusqu’à Monumenta 2010 au Grand Palais à Paris.

1. Ce que nous avons dit : que le contenu précède et détermine la forme se vérifie parfaitement chez Luc Tuymans (Voir Interview par Eric Suchère dans ArtPress n°281 Juillet-Août 2002). Luc Tuymans travaille d’après des images (photographies, vidéo, cinéma) mais pas en tant qu’elles présentent des événements, plutôt pour interroger la manière dont à travers elles nous nous souvenons (de l’histoire, des événements) : l’image comme support de la mémoire.
a.Un souvenir n’est jamais complet, pense Tuymans. Il faut toujours recourir à l’image.
Mais, quel souvenir peut-on avoir d’un passé qu’on a vécu (ou dont on a entendu parler et qui en tous cas est bien le nôtre (le nazisme, l’assassinat de Kennedy, … ) ? Comment accéder à ces souvenirs qui à la fois nous sont communs et pourtant étrangers ? Comment fonctionne la mémoire surtout quand elle est collective ? (Ci-dessous Chambre à Gaz 1986).


Des lieux sans âme qui vive (Chambre à Gaz), des visages effacés (Himmler 1998, The Architect 1997) ….
Que sais-je, par exemple, de ces hommes ? De leur subjectivité ? Rien. Aussi le tableau l’efface-t’elle. Rien ne laisse transparaître dans ce portrait de Joseph Milteer The Heritage VI 1996 (ci-dessous) un militant d’extrême droite du Klan supposé avoir conspiré en faveur de l’assassinat du Président Kennedy. On est aux antipodes du portrait classique. Le Monsieur Bertin, de Ingres (1832) dit assez clairement, lui, et la profession et le caractère de ce banquier.


L’image, souvent, est blanchie, comme nuageuse. Ce n’est pas que la mémoire fasse défaut. Je me souviens de ces dignitaires nazis que je n’ai pas connu, de ces chambres à gaz où je ne suis pas allé. Et ce n’est pas que ces souvenirs soient effacés, c’est qu’ils constituent le sous-bassement de toute mémoire occidentale après la seconde guerre mondiale. Même ce Joseph Milteer est dans ma mémoire sous l’uniforme et les exactions du Ku Klux Klan alors même qu’avant d’avoir eu accès au tableau de Tuymans je ne connaissais pas son existence.

b. Les « modèles » des portraits de la série Der Diagnostische Blick IV viennent d’un ouvrage médical (qui porte ce titre et qui explique comment poser un diagnostic). Pas de rapport direct avec la question de la mémoire. Mais le choix de chercher ses modèles dans un ouvrage scientifique dit assez le souci d’une peinture objective qui évacue toute dimension précisément subjective. (A gauche Der diagnostische Blick V (The Diagnostic View V) 1992, à droite Der Diagnostische Blick VII 1992).



Dans le portrait ci-dessous (Portrait 2000) ne subsistent que l’indiscutable « objectivité » d’une paire de lunette et d’une robe noire.


Cette objectivité ne fait que souligner l’ambiguïté du fonctionnement de la mémoire. Ce dont je me souviens est par essence subjectif. Jamais des faits. Des impressions, seulement : ce que les faits ont changé en moi (le sujet). Ces impressions restent floues, comme ces ombres, ces silhouettes fondues dans le paysage. Mais, ces impressions me reviennent à partir de faits (objectifs) : la dégustation d’une madeleine, la vision d’un objet, d’un paysage, la sensation d’une odeur. Je vois nettement cette paire de lunettes ; je me souviens vaguement du visage qu’elle ornait.

2. On a mentionné Kai Althoff, juste après Denis Castellas dans le chapitre précédent. Son œuvre brouille les frontières entre le passé et le présent. De quelle manière ?

a. Il y a quelque chose de monstrueux dans la germanité (Syberberg dans Notre Hitler, parlant de la germanité, écrit : «la monstruosité dont nous sommes faits ».) , comme il y a eu quelque chose de monstrueux dans la mise à mort du Christ, à droite, après, au centre (Untitled), le triomphe des Rameaux (l’Entrée triomphale de Jésus dans Jérusalem), une crucifixion ( Untitled Figure de Jésus 2001).




b. Ici, c’est une autre forme de « monstruosité » (mais la monstruosité a-t-elle des « formes » ?) dont il s’agit puisque l’homme en jaune qui offre une bière au policier n’est autre que Bartsch, un pédophile serial killer qui sévissait dans les années 60 en Allemagne. Et cette monstruosité prend la forme d’une menace, car elle est dénoncée comme contagieuse : le nimbe étoilé qui entoure la figure de Bartsch se retrouve sur le casque du policier.

 

c. Cette « monstruosité » ne se limite donc pas à la « germanité », elle est inhérente à l’humanité. Mais c’est plus particulièrement sous le visage de sa propre nation qu’Althoff entend la peindre. Non sous la forme d’une description, mais sous une forme allusive (qui est la forme-même de la remémoration).
Dans Soldiers 2000, ci-dessous à gauche, des soldats de la Première Guerre mondiale s’emparent brutalement des bottes d’un homme maintenu rudement au sol, mort sans doute.


Là, à droite (Untitled 2001) c’est un autre soldat à tête de mort qui vient probablement de dévêtir un homme laissé pour mort. Et dans cette œuvre comme dans la précédente, un chien (un loup) semble hurler à la mort. Mais le soldat au manteau, la position des pieds en témoigne, n’est pas plus vivant que celui qui gît au sol et que d’autres chiens (loups ?) s’apprêtent à dévorer. Un jeune garçon surgit d’une sorte de vagin noir et on n’imagine pas que c’est pour préserver les corps des soldats décédés.
Ailleurs (Untitled 2001) ce sont deux étudiants (dans des uniformes peu contemporains) qui déambulent dans une obscurité d’autant plus menaçante que la faible lueur du réverbère loin d’éclairer leur route semble plutôt révéler dans l’ombre des silhouettes inquiétantes.

d. Que veut dire cette peinture « au passé » ? Ces uniformes de soldats antérieurs même à la dernière guerre ? Est-ce la peinture d’une violence dépassée ? Plutôt, semble-t-il, celle d’une violence tout actuelle. Ces formes inquiétantes qui guettent nos deux étudiants se révéleront des menaces tout ce qu’il y a de plus réelles puisqu’on sait bien à quoi elles aboutiront. Et cette forme dominante et enveloppante (qui prend la forme de certaines représentations médiévales de Dieu le Père) au-dessus de ces jeunes gens qui rampent au sol (Untitled 2001, ci-dessous à gauche) ce sera l’emprise totalitaire qui a été l’avenir de ces jeunes garçons. C’est aussi la mémoire de ce qui fut.



Ci-dessus, à droite (Untitled 2001) encore, cet homme gigantesque (complètement debout, il passerait à peine sous le plafond) se penche sur ce qui est sans doute un jeune homme endormi, d’une façon semble-t-il menaçante. Tout l’art de Althoff semble tenir en ceci : dans une scène remémorée (puisqu’elle tient, dans sa description, du passé), sous la forme d’une menace (le seul uniforme militaire, dans certains des tableaux précédents, lié qu’il est à la Grande Guerre, apparaît comme une menace) tout un avenir (qui est notre présent) est voué à l’inquiétude (in-quiétude : l’impossibilité de vivre en paix).

Alors, on comprend mieux ce qu’est la « monstruosité » dont on faisait mention plus haut. Le monstre n’est pas seulement une anomalie de la nature, il est une menace. La génétique nous dit que le monstre n’est pas viable (reproductible). Notre angoisse (notre expérience ?) nous dit le contraire. Qu’on observe la production fantastique du cinéma sur ce sujet depuis Them (Des Monstres attaquent la Ville), Dracula ou Frankenstein à Alien en passant par King Kong et Godzilla de Tanaka Tomoyuki. Le monstre, c’est la menace. Très exactement.
Ce que Freud dénomme Unheimlich (l’inquiétante étrangeté) est vécu comme une menace. C’est une « ombre » qui recouvre le moi et qui pèse sur lui. Mais qui vient du sujet lui-même. L’homme a plus à craindre de lui-même que des loups et des autres hommes.
C’est cette mémoire enfouie mais perceptible qui est l’objet, semble-t-il de la peinture de Althoff.

3. Matt Saunders ressuscite Buster Keaton, Hertha Thiele ou Asta Nielsen. Ci-dessous, Hertha Thiele (Frau Lehmann’s Töchter) #3.



Là, Buster Keaton (silver ink on black and white photograph).

a. Des séries de portraits, donc et d’artistes disparus. Plus précisément d’actrices ou acteurs de cinéma. A l’opposé des Maryline et des Elvis de Warhol, icônes actuelles de la réussite, les portraits de Saunders viennent du passé. Il s’agit de faire « revivre » des images enfouies dans notre mémoire (collective).
L’objectif n’est pas celui du portrait classique qui doit à la ressemblance extérieure allier la ressemblance « intérieure », comprimer dans une image unique toute l’épaisseur psychologique du modèle. En un mot, l’objectif n’est pas de révélation. Seulement de remémoration. Pas de commémoration. Qui, mis à part pour Keaton, se souvient (ou a même jamais entendu parler aujourd’hui s’il n’est cinéphile, de l’actrice suédoise Asta Nielsen (ci-dessous : Asta Nielsen (Binsey Poplars) #9 2009 ) ou de l’actrice allemande Herta Thiele ?



b. Voici une autre série, plus récente (2010) : 22 portraits de mannequins de la collection femme de Kris Van Assche.
Qu’est-ce qu’un mannequin ? Un « porte-manteau », écrivait Michel Tournier dans La Femme et le Dandy (Des Clés et des Serrures, 1979). Un porte-manteau n’a pas de visage. Les photos prises en vue des 22 portraits de mannequins, sont des photos de visages.


Là encore, donc, des souvenirs que ne pouvons pas avoir (on ne voit pas le visage du mannequin, seulement le vêtement). Et des portraits que la ressemblance inquiète peu. Mais voici des femmes qu’on ne voit pas, des femmes invisibles pourtant amenées à la vue (la vie). Non pas révélées (encore une fois elles ne sont pas reconnaissables).
Sur quel mode, alors, nous les donne-t-on à voir puisqu’elles sont invisibles ? Sur celui de la remémoration. Le contraire du portrait robot destiné à la reconnaissance. Un portrait suffisamment non reconnaissable pour que nous puissions faire resurgir en lui des visages que nous avions oubliés.

c. Encore un acteur décédé « célébré » en 2010, un an après sa mort : Patrick McGoohan, héros des séries Destination Danger (Danger Man) et Le Prisonnier. Ici, la mémoire de plus d’un téléspectateur a encore une image relativement nette de l’acteur, du moins du (des) personnage(s). Alors, le processus est inverse. Non pas se remémorer, mais, il faudrait dire : se mémorer. Inscrire dans sa mémoire une image sous la forme déjà du souvenir qu’elle sera quand la netteté présente aura disparu, quand ceux qui n’auront pas vu les séries auront à se remémorer non plus le(s) personnage(s), mais l’acteur (qui déjà disparaît précisément derrière le personnage).
On comprend mieux à présent cet engouement de Saunders pour les portraits d’acteurs. C’est que (excepté pour les stars (warholiennes) dont l’image écrase les personnages qu’ils incarnent et qui, justement, ne sont pas des «sujets » pour le peintre), l’acteur qui demeure ce qu’il y a de commun à tous les personnages qu’il incarne, tend à disparaître sous ses rôles. A disparaître ou plutôt à « se troubler », à « s’éparpiller », à « s’évanouir ». Il est comme une pâte à modeler quasiment informe qui reçoit ses formes des rôles qu’on lui donne. Ainsi fonctionne la mémoire, ainsi sont nos souvenirs.

d. Udo Kier, à la différence des acteurs précités est toujours vivant. Mais sa réputation d’acteur s’est faite, pour l’essentiel, sur des rôles de vampire. Comme chacun sait, un vampire n’a pas d’image au miroir. Aucun autoportrait de vampire n’est pensable. Comme chacun sait, un vampire c’est un mort. Tout le jour, il appartient au passé de la tombe. Il ne « revit » que la nuit venue, quand aucune lumière ne l’éclaire. Le vampire est invisible. Logique qu’il n’ait pas d’image. Comme chacun sait, un vampire se nourrit du sang des vivants. A absorber sa dose, il tient jusqu’au lever du jour.
Belle métaphore de la mémoire. Il faut réveiller un souvenir. Le souvenir se nourrit de tout ce qui dans le présent le rappelle. Il ne se donne pas comme une image nette. Il est une référence actuelle à un passé enterré.
Le choix d’Udo Kier comme acteur vivant (ci-dessous, Udo Kier (1975) #2 2006) semble donc dû à sa valeur métaphorique.



Enfin, voici Hanna (2010), l’actrice fétiche de Fassbinder, Hannah Schygulla. Bien vivante elle aussi. Mais elle est là représentée couchée, ouvrant les yeux, revenant à la vie (Udo féminin, en quelques sortes).




4. On connaît l’essor et les progrès fabuleux des techniques d’enregistrement de la réalité. Mémoire analogique, puis mémoire numérique pour le son, pour l’image, utilisées de façon systématique (on enregistre tout) et à la portée de tout un chacun (tout le monde enregistre) ont rendu obsolète l’enregistrement qu’on dira mimétique que fut autrefois la peinture (portrait, paysage, scène de genre, peinture historique).

a. Gabriele Di Matteo part, comme la plupart des « figuratifs » contemporains, de la photographie. Et … la duplique picturalement. Ci-dessous Arafat (2 des 5 répliques) 1997 : Di Matteo part de la photo, réalise son tableau puis, part du tableau et le copie et ainsi de suite (Arafat, Blind man).



b. Réplique de portraits, mais aussi réplique d’illustrations comme, par exemples, celles du petit livre d’André Raffray, La Vie illustrée de Marcel Duchamp (1996 – 2202) Voir http://www.francisnaumann.com/RAFFRAY/index.html . Ci-dessous Duchamp appliqué à la réalisation du Grand Verre.



puis, à gauche Duchamp contemplant Vu qui ne sera révélé qu’après sa mort et, à droite, Duchamp supervisant l’installation de l’Exposition Internationale du Surréalisme .



c. Réplique aussi d’œuvres contemporaines. Comme cette série sur la Chine, en noir et blanc, « d’après » des tableaux d’artistes chinois contemporains comme Zhang Xiaogang, Feng Zhengjie , Shi Xinning ou (ci-dessous)Yue Minjum (D'après Yue Minjum 2009 Au-dessous, le "modèle" Exécution 1995).


d. Répliques, encore, des illustrations des livres d’histoire. Mais répliques exécutées par un « peintre commercial » choisi par Di Matteo et qui reprend les images du livre mais en dénudant les personnages. Voici Jackie Kennedy (History Stripped Bare (détail) 1999-2000) tirée sur le coffre de la décapotable par un garde du corps après que son mari ait essuyé les tirs meurtriers. Elle est Nue. Nu l’homme du Secret Service et nu le défunt Président. Là, c’est Hitler et Mussolini nus dans leur voiture qui passent en revue des troupes dénudées. Ailleurs, Castro en tenue d’Adam serre la main d’un Nixon complètement dénudé. Seul un globe terrestre cache (?) leurs parties génitales.



Cette History stripped bare, 1999-2000 ne comporte pas moins de 104 toiles. Ci-dessous G.W. Bush et Tony Blair puis Fidel Castro et Richard Nixon .



e. Ou alors, il commande à Salvatore Russo (peintre « commercial » spécialisé dans la peinture de mimosas) et à Salvatore Rosa (idem mais spécialisé dans les marines), une centaine de toiles, répliques les unes des autres représentant la première série du mimosa et la seconde des vagues.



Dans un sens, nous sommes aux antipodes de Warhol dont l’ambition était la reproduction mécanique qui devait effacer toute trace de l’artiste. A l’ère du numérique, rien ne distingue la copie de l’original (que la date qui l’accompagne). Ici, chaque copie se distingue de la précédente. La main n’a pas la précision de la machine.
Dans un autre sens, on est tout près de Warhol. Car, sur les séries de mimosas, de vagues, ou la série des reproductions historiques, la signature propre de l’artiste (le travail de sa main) ne figure pas, la production étant sous-traitée et qui plus est à des peintres qui travaillent comme des machines. Russo réalise 80 toiles de mimosas à la journée pour les touristes.
En même temps, et l’on s’éloigne encore de Warhol, la peinture montre sa spécificité sous la forme de sa défaillance par rapport aux autres moyens d’enregistrement. On est loin de la haute résolution à laquelle la technologie de l’image nous a habitués.
Quel est alors le sens de ce travail ?
Rappeler. Rappeler que la peinture existe. Rendre la mémoire de la peinture. Ou rendre la mémoire à la peinture. Ce procédé d’enregistrement de l’actualité (portrait, scène de genre, etc.) est certes moins « parfait » que celui des « médias » actuels, mais dans ce moins (bien fait) de la restitution n’y a-t-il pas un plus ?
Soient Hitler et Mussolini nus dans la voiture (History Stripped Bare (détail) 1999 - 2005), hilares, passant en revue les troupes dénudées. Que nous dit cette image qu’une photographie nous eût tait ? Que d’abord ce ne sont là que des hommes. Qu’ensuite, s’ils eussent défilé dans cette tenue, ils eussent prêté à rire plus qu’à trembler.


On se souvient des Menines de Velasquez, de certaines vanités hollandaises du XVII°, du Marat de David qui soutenaient la thèse selon laquelle la peinture immortalise ce qu’elle touche à la différence du pouvoir, de la richesse ou de la beauté, voire de Dieu. Quelle différence demande Di Matteo entre l’enregistrement numérique de la photographie et l’enregistrement mimétique de la peinture ? Et la réponse est là : la différence. D’une photo à l’autre : le même. D’un tableau à l’autre : le différent. La photographie est de l’ordre de la répétition (Eternel retour du même, penserait Nietzsche). La peinture de l’ordre de la différence (Eternel retour de l’autre, penserait le même Nietzche).
Mais, comment fonctionne la mémoire ? Pas par empilement, semble-t-il (accumulation d’images identiques) mais par assemblage, par ressemblance, par condensation (au sens psychanalytique). Le portrait que je conserve se ma grand-mère est fait des différentes visions (à tel moment donné mais aussi au cours du temps) que j’ai pu en avoir au long de ma vie et de la sienne. C’est comme cela que travaille la peinture de Gabriele Di Matteo.
Alors le sens de ces dénudements paraît s’éclaircir : Jackie, John et le garde du corps n’ont été mis à nu devant aucun objectif. Et ce tableau est une vanité. Le roi n’échappe pas au destin du plus humble. Nixon et Castro n’ont pas été photographiés dans la tenue d’Adam. Et ce tableau est un proverbe.

5. C’est la technique de traitement des images récupérées, comme c’est très souvent le cas, on ne cesse de le voir, dans la diversité des médias, qui les fait, semble-t-il, basculer de la perception vers la remémoration chez Johannes Karhs.
L’image perçue, enregistrée par les moyens analogiques ou numériques dont nous disposons, est nette, précise, détaillée. L’image souvenue, si l’on peut dire, est au contraire plutôt floue, indécise, globale. La première, en outre, est bien ancrée dans son contexte, liée à tel ou tel lieu ou événement. La seconde, à l’inverse, est flottante. Mieux, elle est traversée d’une multitude de flux en provenance de séquences de souvenirs différents. La même image de ma grand-mère change insensiblement de forme, de couleur, selon qu’elle se trouve associée à tel événement que je me remémore ou à tel autre.
On dirait que le souvenir est malléable. Une matière plastique. La mémoire n’est pas un bloc mais une pâte. A la surface de cette « boule » de pâte, des figures se forment, comme des bulles : les souvenirs, presque aussitôt effacés (retournés à la « boule ») tandis qu’éclosent ici et là d’autres figures, d’autres souvenirs. C’est cette «boule », semble-t-il que travaille Johannes Karhs. Ci-dessous, Hula Girl 2000 puis 93' 9 (Taxi Driver) 1997.





Il n’est pas jusqu’au détail (ici une main) qui n’ait peine à sortir de l’obscurité et facilité, à l’inverse, à y retourner. Untitled (Kurt's hand) 2008. Ailleurs, c'est une jambe (Untitled (leg on bed) 2007).




Même chose pour les visages (Untitled (girl 1) 2007 et Untitled (old man II) 2007 ).



Le tableau reste dans un état d’inachèvement, comme le souvenir. Ce dernier est comme un flux qu’on regarderait à travers une ouverture. Qu’on regarderait fuir ou revenir. C’est que la matière du souvenir est fluide : c’est le temps. Ci-dessous : Untitled (crouching man) 2007 .



A l’inverse, l’image numérique photographique et même cinématographique est toujours un arrêt. Un arrêt sur image. Le découpage numérique du temps n’est guère différent de son découpage mécanique (l’aiguille de la montre parcourant les arrêts successifs des minutes sur le cadran). La mémoire, si Bergson a raison, est au contraire fluide, continue. On ne saisit un souvenir qu’au passage.




6. La cire est un matériau dont on fait les cachets. Ceux-ci recueillent l’empreinte du sceau. Signe de reconnaissance. Les psychologues philosophes ont depuis toujours comparé la perception et la mémoire à une empreinte laissée dans l’âme par les objets qui se présentent aux sens. Pour Epicure, cette empreinte est toujours fidèle à la réalité et nos erreurs ne viennent que de ce que nous l'interprétons mal.
L’empreinte est une trace laissé par une chose (dans l’âme, dans le sable, dans la cire). Tony Scherman refuse l’utilisation de la peinture et « peint » à la cire (encaustique). Ci-dessous : Liberty 1776 Gillian Anderson 1996-1997.



a. Soit la série sur 1789, la Révolution et l’Empire qui va suivre. Comment Scherman réalise-t-il ses portraits? A partir de la mémoire d’autre chose. Soit, par exemple : « La Vie secrète de Robespierre : le jeune Saint-Just ». Le titre dit tout. Mais la peinture est faite à partir d’une expérience vécue par le jeune Scherman qui eut à 9 ans à subir d’un voisin, une nuit, des choses dont il ne sait pas lui-même exactement en quoi elles ont consisté. Est-ce à dire qu’une expérience de ce type a été vécue par le jeune Saint-Just de la part de Robespierre ? Non. Mais c’est tout de même à partir de là que Saint-Just est appréhendé et peint par Scherman.
Il n’est sans doute jamais très satisfaisant de tenter l’explication d’une œuvre par la biographie de son auteur. On peut lui faire dire à peu près ce qu’on veut. Mais c’est ici Scherman lui-même qui renvoie à lui-même et à ses souvenirs (Lire Tony Scherman, le Paradigme de la Mémoire, interview par Jacques Henric in Art Press n°252, Décembre 1999).
La période révolutionnaire et napoléonienne est liée chez lui à Hiroshima et Nagasaki, « parce que » le tombeau qu’il voit de Napoléon à Paris l’année de la mort de sa mère lui fait penser aux champignons atomiques et à leurs conséquences. (Lire : Tony Scherman in conversation with Sanford Kwinter and Bruce Mau sur le site internet de Tony Scherman). « Séjour parisien + mort de la mère + vision du tombeau de napoléon + Hiroshima et Nagasaki ». Pas de logique dans tout cela, mais des associations formées par la mémoire.
A gauche For Eddie Teller, à droite La Liberté 1795, 1995-1997.



Scherman n’a connu, évidemment, ni Saint-Just ni Marat ni Robespierre, mais il dit avoir assisté à des événements, connu des êtres qui l’aident à comprendre ces personnages de la Terreur. C’est dans sa propre mémoire qu’il cherche et trouve l’empreinte d’une personnalité rendue dans un visage ou une métaphore (ici, l'aigle pour Marat 1997).




Voici quelques échantillons de la série consacrée à Napoléon en 1998-1999.



Et le triptyque consacré à la Liberté en 1996-1997.



C’est encore avec les souvenirs de son enfance (toutes ces femmes qui sortaient des toilettes après avoir passé la nuit avec son père et qui venaient le rejoindre au matin, tec.) qu’il peint la série : Le Rapt d’Io 1992.

Mêmes sources pour la peinture de Emma Bovary en 2006-2007.



Et puis, les souvenirs anciens et les nouveaux auxquels ils ont donné naissance se combinent. Les images des bombes atomiques et celles des traumatismes d’enfance ont donné la peinture de la Terreur. Cette dernière se combine avec les premières pour donner l’image d’une Terreur plus récente : les dignitaires nazis. A gauche, Albert Speer 1997, l'architecte d'Hitler et Anthony Hopkins as Hitler on his 50th birthday 2001-2003.



Dans leur apparence-même, il y a dans ces portraits quelque chose du masque. Pas du masque de carnaval, certes, mais une sorte de masque de chair. Comme si le portrait relevait d’un prélèvement de la peau du visage. Mais c’est bien précisément de la «peau » de l’artiste, de ce qu’il a vécu (souffert), de sa mémoire que, on n’a cessé de le montrer, l’œuvre se forme. Sa peinture est son empreinte, chaque œuvre résulte d’un prélèvement (douloureux).



On a bien conscience du caractère parcellaire de l’argumentation qu’on met en œuvre. Que sont six peintres sur la totalité des artistes qui utilisent aujourd’hui ce médium ? Encore une fois, la méthode n’est pas systématique mais intuitive.
Il semble tout de même que, au terme de ces analyses, on puisse avancer trois propositions susceptibles de caractériser la peinture contemporaine :

1. Elle s’appuie le plus souvent sur la photographie sous toutes ses formes (y compris cinématographique). Le peintre s’empare d’un « modèle » photographique (ce n’est plus le modèle posant dans l’atelier des classiques ni le « motif » des modernes impressionnistes ou réalistes).

2. Le contenu détermine la forme qui lui est de ce fait adéquate. La peinture devenue avec Manet le « sujet » de la peinture, n’est plus la préoccupation des contemporains comme elle le fut pour les abstraits, les conceptualistes et les minimalistes (quant encore ils recouraient à elle).

3. Un des thèmes dominants (le contenu) semble se trouver du côté de la mémoire.

Que dire alors de l’abstraction ? Car il y a encore une peinture contemporaine abstraite. En quoi se distingue-t-le de l’abstraction précédente ? C’est ce qui devra faire l’objet d’un dernier chapitre sur la peinture contemporaine.


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